Le corps comme pivot du monde (Merleau-Ponty) [1]
En accord avec Husserl et Merleau-Ponty, qui pensent le corps phénoménologique, non plus sur un modèle mécanistique et fonctionnel mais comme entité vivante qui nous met d’emblée, par l’expérience sensorielle vécue, en contact avec le monde, ma problématique d’artiste d’art visuel a été dès le départ le corps en mouvement. Or, poser la question du corps c’est poser la question de sa relation aux mondes, c’est poser la question de la perception. Et c’est poser la question de la mobilité (évolution temporelle et spatiale). Comment s’y prendre, alors, pour rendre compte des expériences perceptives kinesthésiques du corps inclus dans la scène du monde ? Comment transcrire le mouvement des choses et des phénomènes[2] dans leurs transformations, leurs devenirs, leurs durées ?
D’une position d’observatrice mobile restituant sur une scène bidimensionnelle le corps évoluant dans un milieu partagé dans lequel je suis aussi immergée, je suis passée à la position de conceptrice d’expériences sensorielles vécues et actives de mises en relation du corps physique et mental avec des mondes/images, scénographies tridimensionnelles virtuelles. Ces situations expérientielles créent ce que j’appelle des » tableaux-systèmes dynamiques complexes » reposant sur le principe d’enaction (Francisco J. Varela) s’approchant de l’idée d’une perception transformatrice, relationnelle et interactive par un corps agissant sur un monde, non pas pré-donné mais où les individus et le monde se construisent l’un l’autre dans un processus collaboratif. Et c’est le recours aux technologies de Réalité Virtuelle et Augmentée qui permet d’ouvrir un champ d’exploration de ce nouveau régime de visibilité active et laisse émerger des constructions du sens variables selon l’état du tableau-système et son évolution au cours de laquelle sont intégrées les informations provenant des individus par leur présence, leurs mouvements et leurs gestuelles.
[1] MERLEAU-PONTY Maurice, Phénoménologie de la perception, coll. Tel, Gallimard, 1999, p. 97.
[2] J’entends par « phénomènes » ce qui apparaît à la conscience, dans l’expérience.
Les scénographies immersives
La mise en œuvre des scénographies tridimensionnelles interactives fait directement suite à la spatialisation de la peinture mais signe une rupture totale par le recours aux technologies numériques de l’image 3D immersive. Cependant, tout en franchissant ce saut décisif dans le virtuel, je crée mes installations interactives en conservant intacte ma sensibilité et mes qualités de peintre et je poursuis, en l’adaptant aux exigences du monde contemporain, cette longue et vaste interrogation sur la perception visuelle que constitue depuis toujours l’histoire de la peinture.
Avec les installations en Réalité Virtuelle ou Augmentée, la scène devient numérique. Par des procédés de numérisation la matière-peinture se transforme en matière-image opérant une migration de la peinture d’un territoire physique à un espace de données informatiques (data space) qui permet d’ouvrir la surface du tableau et d’y laisser pénétrer et agir, par le biais des interfaces, le spectateur à l’intérieur. Ce passage du pigment au pixel par une formule numérique, un peintre l’avait anticipé dans ses théories sur l’avènement d’une « synthèse scénique abstraite » rêvée pour le théâtre de son époque. C’est, en effet, en 1926 que Wassily Kandinsky écrit dans Point et ligne sur plan, Contribution à l’analyse des éléments de la peinture, Gallimard, 1991, pp.111-112 : « En somme, toute force peut se traduire en chiffres, ce que nous appellerons formule numérique. Pour l’art ce n’est actuellement qu’une assertion théorique, qui, toutefois, n’est pas à négliger : nous manquons aujourd’hui de possibilités de mensuration, mais elles ne sont pas utopiques et seront trouvées tôt ou tard. A partir de ce moment toute composition trouvera sa formule numérique, même si au départ elle ne correspond qu’au « tracé » et aux grandes lignes. La suite est une question de patience qui aboutira à une division des grandes composantes en ensembles numériques de plus en plus petits. On ne pourra réaliser un traité de composition précis, que nous entrevoyons aujourd’hui, que lorsque nous serons en possession de la formulation numérique ».
Aujourd’hui, les technologies informatiques rendent non seulement possible ce passage mais elles permettent en plus la modélisation d’une scène numérique ouverte aux informations venant de l’extérieur grâce aux interfaces homme/machine. Ce qui permet de sortir la peinture d’un cadre de scène bidimensionnel illusionniste, confiné aux rendus des apparences pour aborder un nouveau régime de visibilité rendant visible (au sens de Paul Klee pour qui l’art ne représente pas le visible mais il le rend visible) l’idée d’une perception active, relationnelle et transformatrice. Les scénographies interactives, en effet, qui mettent le corps du spectateur agissant par son geste interfacé au coeur d’un processus de transformation de l’image-système lui permettent d’expérimenter que « percevoir c’est agir » et « agir c’est transformer ». Et ce nouvel ordre du sensible qu’instaure la relation interactive grâce au recours aux outils de Réalité Virtuelle et Augmentée, figure des mondes, non plus comme images arrêtées, arrachées au continuum perceptuel mais comme succession d’images en perpétuelle transition, sans cesse reconfigurées par le corps physique et le corps mental interfacés dans l’acte de percevoir. Celui-ci étant lui-même sans cesse transformé dans le flux des images-systèmes, selon une flèche du temps irréversible et des boucles rétro-actives d’un dialogue performatif dynamique.
La peinture-environnement des installations physiques devient peinture-événement dans les scénographies interactives.
L’interacteur et sa perception sont au centre du système de représentation.
Les tableaux deviennent des « tableaux-systèmes dynamiques » constituant un système complexe duquel émerge un comportement global traduisant l’idée d’une perception transformatrice et interactive par un corps agissant sur un monde, non pas pré-donné mais où les individus, le monde et le sens se construisent l’un l’autre dans un processus collaboratif. Cette perception dite « énactée » selon le neurobiologiste Francisco J. Varela est immersive.
Copyright Sophie LAVAUD, 1994